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L'oeuvre poétique

Regard sur un parcours interrompu

Ghislaine Antonin-Bockhoff

André ANTONIN se passionne pour la poésie dès sa jeunesse. À 21 ans, il publie La Fleur de sang, à 25 ans La Rose antérieure. Ces premières plaquettes, saluées par la critique d'avant-guerre, notamment Léo Larguier de l'Académie Goncourt et André Fontainas du Mercure de France, témoignent déjà de son goût pour l'image et la cadence harmonieuse. Léo Larguier écrit : "On doit retenir le nom de ce jeune poète".
Pourtant, plus de 30 années séparent ces recueils de ceux de la maturité.
L'oeuvre publiée à partir de 1970 s'organise autour des thèmes récurrents du temps et de ses corollaires, déclinés sous des formes multiples : interrogation existentielle, difficulté et complexité de la relation amoureuse, sentiment de notre propre finitude, omniprésence de la mort inexorable. Le poète se libère rapidement du carcan de la poésie traditionnelle, à l'écoute des vibrations sonores du mot, des cadences variées ou répétées. L'image abonde, illustrant la litanie à peine occultée des déchirures personnelles. Ainsi l'idée de temporalité dénotée par les titres de chaque recueil - temps, mort, matin, jour - devient le véritable fil d'Ariane du cheminement interne.


Pluriel du temps (1970)

Le recueil s'ouvre sur la douceur du temps retrouvé : L'an de velours. Le déclic d'une horloge annonce le retour à l'écriture après des années de silence :

Minuit sonnant
Mots revenant...


Un long poème aux vers courts, divisé en 10 sections de quatrains composés de tétrasyllabes, impulsé par un jeu sans fin avec les mots, fait suite au poème liminaire et réitère l'appel au bonheur. Le poète initie alors un dialogue récurrent avec lui-même ou l'être aimé.
Dans l'ensemble du recueil domine l'omniprésence du temps, un temps décomposé et recomposé au gré du poète: temps passé d'un bonheur enfui qui resurgit, temps présent d'un bonheur érodé, temps futur d'un bonheur sans avenir et paralysant :

L'an de velours
Met sa balise
D'ombre où s'enlisent
Nos corps balourds              (Pour survivre à la flamme)


Mais la chanson triste s'illumine d'embellies où jaillissent des images éclatantes, vibrantes de chaleur, générées par la lumière méditerranéenne toujours prégnante :

L'or vient du Ventoux
L'or bat Plus de store
Le jour voit la flore
Monter de partout                  (Lever de coeur)
 

La lumière en plongeant fait saigner ses couteaux           (Donnez-nous tous les jours)

Dans ce recueil où prédomine la facture classique comme le témoigne l'alexandrin précité, le poète excelle dans son travail d'orfèvre, aiguisant sa mémoire, jouant avec les formes poétiques, les rythmes et les sonorités. Il cisèle, peaufine, empruntant parfois le sillage de Valéry. Le poète Philippe Dumaine, sociétaire général de la Société des Gens de Lettres, écrit à propos de Marins de l'aube, majestueuse déferlante en 5 sections de 13 distiques :
"Comme j'admire Marins de l'aube avec ce refrain qui évoque si bien le mouvement de la mer ! C'est d'une très grande poésie dans la lignée royale de Valéry."

Après la lecture de cette poésie parfaitement maîtrisée et authentique, l'on pourrait se demander si Pluriel du temps ne semble pas être le brillant exercice nécessaire pour atteindre la vitesse de pointe des recueils postérieurs ?


La Mort fond au matin (1973)

Le recueil publié 2 ans plus tard gagne en densité et en liberté : Abandon des formes poétiques traditionnelles au profit de la prose, du vers libre, d'un langage "éclaté" parfois. La mort est toujours omniprésente, la mort des autres - La plus grande ouverture - ou la sienne, celle que l'on pressent et que déjà l'on affronte dans un pathétique face à face. Le poème Ouvrez la mort se déploie avec amplitude, dans un élan lyrique caractéristique du poète.
Souvent, l'image, en adéquation avec la pensée, conforte un constat doux-amer :

L'existence lisse ses plumes de corbeau
Dans un rêve où en réalité on vit                 (Dialectique du jour)


Mais le locuteur refuse le désespoir et réitère l'invitation au "carpe diem", vie et mort étant indéfectiblement liées. Le jeu avec le langage prévaut, occultant la pensée logique au profit des associations automatiques proches de l'écriture surréaliste dans Signe général hiver par exemple où d'ailleurs, le poète n'évite pas toujours l'écueil de l'hermétisme.
L'image qui se structure en destructurant la syntaxe entraîne le lecteur dans le labyrinthe d'un moi disloqué. Toutefois l'émotion reste intacte, les tonalités sont mêlées, peuvent être enjouées même. Ainsi le poète accède à cet "équilibre admirable et fort délicat entre la force sensuelle et la force intellectuelle du langage" dont parle Valéry.
Des poèmes au long cours alternent avec des poèmes plus simples d'une grande pureté, tels Quel jour sommes-nous ?, Ton village, La dernière invitée, Le cheval de feu.

Plongeons-nous dans le recueil pour faire la moisson d'images hardies ou déroutantes qui puisent leurs racines dans le terreau de la vie quotidienne :
Qu'elles naissent d'alliances insolites entre concret et abstrait,

Dans les épiceries de l'éternité               (Genèse perpétuelle)
Les cris et les hennissements du matin     (Cavaliers du jour)


qu'elles brouillent nos perceptions en créant des figures de rhétorique savante, telle l'hypallage,

Le temps reblanchit la vaisselle
Du jour auquel on ne croyait plus            (Cavaliers du jour)


qu'elles suggèrent l'inexorable succion du temps dévorateur par un jeu de mots,

La trompe du papillon de la mort tétera jusqu'à la denière clarté.      (Chandeleur)

Le lecteur bute, s'étonne, se laisse séduire par les audaces et la puissance du souffle poétique. Le recueil se clôt sur un poème émouvant à caractère autobiographique, inspiré par la douleur personnelle du poète qui, en 1971, perd son frère le peintre René Aberlenc : La mort du peintre.


Jour sans merci (1976)

Si le titre du recueil antérieur suggérait une ambiguïté sémantique qui adoucissait l'idée de mort - quelle est donc cette mort qui fond comme neige au soleil ? - le titre de la plaquette de 1976 est dénué de toute mansuétude.
En effet, nous entendons de nouveau la voix d'un locuteur blessé en quête d'un bonheur perdu, rongé par l'épreuve du temps. Au présent difficile d'un bonheur qui échappe s'oppose la cohorte des souvenirs heureux reconquis par bribes grâce aux mots.
Le recueil s'ouvre sur un Prélude en deux sections. Le poète y redit ses choix, nomme expressément ses guides :

Alors une phrase, le moindre mot, un simple geste prennent un relief extraordinaire.       (Prélude I)
Si je rédige l'éclair, tous les signaux d'été traversent le silence.          (Prélude II)

Ce dernier recueil publié du vivant du poète témoigne du cheminement accompli en l'espace de quelques années. Le poète se libère volontiers du riche bagage culturel dont il est nourri et cherche davantage de simplicité : poèmes plus courts, alternances et disparités formelles, variations typographiques, prose poétique (Solstice, Recommencement, Gares, Sables...).
Certes, le poète ne peut se départir totalement de son goût pour l'image raffinée ou glisse volontiers, au hasard de la prose, un alexandrin aux échos raciniens :

La nuit descend plus noire qu'au coeur d'un aveugle.    (Le retour)

Mais laissant libre cours à ses fantasmes, il les dit dans un langage naturel, purifié où perle l'émotion. La phrase retrouve une syntaxe ordinaire :

à présent
tout a disparu
si vite avec les années
dans le gel des étés
qui se sont stratifiés       (En mineur)


Les images récurrentes de la dentelle évoquent l'amour sensuel, source éternelle de vie, celles de la vaisselle cassée, un bonheur trop fragile. Las de ses multiples appels à profiter de la vie, lancés en vain, le locuteur fait le constat amer de son échec :

Tout bonheur qui insiste perd sa force, toute pensée qui s'obstine s'écaille.      (Arborescence)

Ce moi représenté par la première personne du singulier si présent dans l'ensemble de l'oeuvre n'est plus un moi à l'identité unique. Il devient un moi intemporel, universel qui raconte inlassablement une histoire sans fin.
Lisons ce recueil jalonné de beaux poèmes tels que Terminus, Vertige, Gares, Dernier flash, Artiste...
Les poèmes de clôture sont éclairés par le halo de la mort comme si le poète pressentait sa disparition prochaine, un an plus tard.


Derniers poèmes (1978, édition posthume)

Le recueil est dans sa composition plus hétérogène puisque son ordonnance n'a pu être choisie par le poète décédé un an plus tôt. Il regroupe des inédits dont la date est incertaine et qui, peut-être, étaient destinés à être remodelés ou même oubliés.
Des poèmes tendres à tonalité plus sereine, tels Soir ou Jour nouveau, semblent de facture plus ancienne, d'autres plus percutants où s'entrechoquent des ondes d'images, ont été trouvés dans une réserve de travaux en cours.
Bilan lucide de toute une vie nourrie d'interrogations, sertie de joie et de douleurs.
Dans un certain nombre de textes, le poète retrouve le rythme puissant dont il est coutumier. Il insuffle un élan pathétique qui entraîne le lecteur aux frontières d'un au-delà nimbé de spiritualité discrète.
Le locuteur se dévoile, livre les confidences d'un homme nu et meurtri, désarmé. Visage de l'humble condition humaine !

Moi mon visage mes contradictions
encore que je puisse être
n'importe qui
tout ce qui me reste en lambeaux
ma vie plus riche de doutes que de certitudes
la pauvre hélas qui mendie les rayons de son spectre         (Etranger à soi-même)


Le leitmotiv de la gare récurrent dans l'oeuvre s'affirme plus encore. On joue de l'ambivalence du mot : elle est lieu de départ et lieu d'arrivée, destination finale, terminus de toute une vie. La métaphore filée du voyage structure le beau poème intitulé Compartiment. Le train n'est pas le seul moyen de locomotion pour l'ultime voyage. Pourquoi ne pas emprunter l'automobile ou la diligence au rythme cahotique ? Tragique parcours auquel le lecteur est convié ! Notre vie, erratique, est fractionnée d'étapes, de haltes plus ou moins longues dans "les auberges de la vie". Dans le poème La Sortie l'anaphore lancinante nous entraîne dans un tourbillon de bonheur et de malheur alterné.
Plus rapide encore est l'accélération du grand carrousel où gire le cheval de fête en souffrance.
Contradictions, errances, joies éphémères sont suggérées par une floraison d'images oxymoriques dans un rythme un peu fou qui coupe le souffle, nous laissant pantelant :

A la dernière étape
l'éternité nous prend à la gorge
Temps éclaté forge
perçant l'ombre
sont-ce nos os qui se carrent ?      (La sortie)


Heure de vérité, la dernière. André ANTONIN nous offre une poésie exigeante parfois difficile mais toujours authentique. Dans l'ensemble de cette production condensée sur quelques années, interrompue par une mort brutale se tisse un réseau interne de métaphores qui se font écho et donnent une cohérence à l'oeuvre. Poésie crépusculaire nourrie par l'expérience et un grand savoir-faire, enrichie par une profusion d'images audacieuses, insolites, tour à tour violentes ou diaphanes, surgies des profondeurs de l'inconscient ou savamment reconstruites, le poète ne se départant jamais totalement de ses affinités pour les poètes surréalistes admirés dans sa jeunesse.
De cet ensemble riche, sombre et lumineux à la fois, se dégage un grand amour de la vie, un stoïcisme serein en l'absence d'une spiritualité vraiment déclarée ou nommée, la seule transcendance reconnue étant la poésie.
Henri Michaux proclame : "J'écris pour me parcourir". Le poète amorce lui-aussi un infini dialogue avec lui-même, fait affleurer un infini remuement, toujours sublimés par le langage poétique. Ainsi le locuteur n'est pas prisonnier de son unicité, il est moi et les autres.

Comment situer André ANTONIN dans le courant poétique de son époque ?

Alain Bosquet dans un article du journal Le Monde intitulé "Les nouvelles tendances de la poésie française", publié en 1970, constate l'abondance et la diversité de la production poétique de cette période. Il présente les voies multiples et divergentes empruntées par les poètes parfois regroupés en chapelles ennemies. Il distingue les traditionalistes partisans de la clarté - Pierre Emmanuel, Jacques Réda sont cités -, les tenants d'une confrontation avec le mystère à propos desquels il écrit : "Tout se passe comme si chaque poème était une tentative semi-consciente pour saisir l'insaisissable; il exige une préparation, une grâce et un peu d'initiative de la part du lecteur." Il ajoute enfin les tenants du langage "éclaté" (groupe Tel Quel) et les poètes engagés, souvent d'origine étrangère (Poésie-Tract).
André ANTONIN a fait ses choix : pas d'écriture minimaliste par trop économe, pas d'écriture baroque par trop luxuriante, pas d'engagement violent. Il expérimente diverses voies, toujours attiré vers le mystère essentiel, celui d'une écriture exigeante, guidé par son affinité pour les mots, les cadences harmonieuses. Fidèle à lui-même, il retrouve un lyrisme renouvelé toujours authentique.

On peut s'étonner et même s'émouvoir de la densité d'une production en apparence tardive. En réalité, n'est-elle pas le résultat de la longue gestation d'une oeuvre, interrompue mais jamais abandonnée ? Après un long silence, le poète rattrape la modernité en marche, impulsé par un élan que, seule la mort, pouvait briser.

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